GUS BOFA 1883 / 1968

Christian Cailleaux

Auteur de bande dessinée, illustrateur et piètre trompettiste, faux marin toujours prêt à embarquer – au propre comme au figuré – son crayon évoque le monde. Avec une vingtaine d’ouvrages publiés, la balade continue d’escale en escale pour évoquer l’ail- leurs, des vies illustres et les rencontres improbables des promeneurs qui gardent le nez au vent. Traits élégants et ciselés caractérisent son œuvre poétique et singulière. Le Matelot Gus réédité aux éditions Locus Solus rend un vibrant hommage à Gus Bofa

Il y en a d’autres des illustrateurs que j’admire, mais plus qu’eux Gus Bofa me bouleverse depuis longtemps et m’inspire. Bien sûr c’est lié à l’époque où, par les contraintes économiques et techniques, l’illustration était pur dessin et avait belle place. Mais pourquoi celui-là me touche autant ? Il ne s’agit pas de virtuosité mais plus de liberté et d’audace. C’est la lumière, ou plutôt l’ombre, celle d’un mur d’une ville dont on ignore tout, gigantesque et noire qui coupe la rue (et la feuille) par son travers. Et la chose molle et petite de l’homme qui chemine entre les deux. C’est la souplesse d’un trait vif qui ne s’encombre pas du beau, et raconte car c’est un conteur les vies minuscules et pathétiques. Les corps repus ou faméliques saisis au moment où le ridicule et le dérisoire dans le mouvement du monde les font au mieux brièvement frémir, sinon poursuivre le cheminement aveugle d’une courte existence. Mais je sais, je sens, qu’au moment de dessiner cela Bofa est nourri de références, littéraires, artis- tiques, du vécu de la guerre, des destins qui basculent et de l’Histoire qui emporte tout. Pour moi, Bofa c’est Malaises… et plus encore La Solution Zéro, parce que plus de l’illustrer il a écrit le texte de ce dernier et l’accord est parfait entre les deux langues, celle du verbe et celle du geste tracé. C’est plein de vie, moqueur et roublard, d’instants fugaces mais qui racontent presque toute une vie en une image, pour dire le temps qui passe, les rêves évanouis ou le pathé- tique des hommes. Et des femmes ! Nos vies minuscules, mais en riant sans méchanceté. C’est une chanson de Charles Trenet qui joue gaiement de la nostalgie de l’innocence, qui pleure en souriant encore. Il y a tout cela dans l’œuvre de Gus Bofa, bien plus que du dessin. Et puis, pour moi qui suis illustrateur et auteur de bande dessinée, il m’a appris à ne plus avoir peur. Ne plus craindre les transparences, le geste qui ne finit pas, les déformations qui libèrent de la représentation pour mieux raconter. D’autres artistes, surtout à la même époque, se jouaient aussi de la forme, mais peut-être parce que lui usait de la mine et du fusain il a une énergie et une légèreté libre dans le geste, terriblement inspirantes. Il m’a fait comprendre que le dessin est comme la peinture, on a le droit d’user des matières, tracer des lignes qui s’emmêlent, se tromper et revenir quand même poser une touche qui dit la sincérité de l’acte, se jouer de la représentation réaliste. Tout cela est autorisé, mais seulement si cela sert mieux le conte. Enfin, comme lui je ne vois exister mon travail que par l’objet, c’est-à-dire la chose imprimée. Le mot, le dessin, le livre (ou le journal) : la Sainte Trinité ! Les contraintes de l’impression, le grain du papier, le poids dans la main de l’ensemble… pour le donner à lire et qu’il voyage en racontant une fable ou pour servir une idée. Mais avant tout cela se plonger dans les mots et, par le dessin, les servir au mieux. J’aurais tant aimé avoir Maître Bofa comme professeur… quand bien même je ne suis pas certain qu’il eût été un pédagogue très facile ni docile. Tant mieux !


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