GUS BOFA 1883 / 1968

Gus Bofa, critique littéraire

Portrait de Gus Bofa par Henri Mannes (c.1910)

Créé dans les tranchées par le caporal Jean Galtier-Boissière, en réaction contre les mensonges de la propagande, Le Crapouillot reprend du service en 1919 pour « dire des vérités sur un certain nombre de sujets et soutenir jeunes écrivains indépendants et artistes d’avant-garde ». A partir du 15 janvier 1922 et jusqu’en 1939, date à laquelle Galtier-Boissière préfère saborder son journal plutôt que de le soumettre à la censure, Gus Bofa y tient la chronique littéraire sous le titre ironique de « Les livres à lire… et les autres ». Lecteur boulimique, Bofa traite de l’actualité littéraire avec une rigueur implacable et une autorité incontestée. Ce critique atypique, indépendant des éditeurs comme des coteries littéraires, se taille vite une réputation de rigueur et d’intelligence, et André Malraux lui envoie ce mot : « Merci de ce que vous avez écrit de ma « Voie Royale ». Vous savez aussi bien que moi qu’une critique signifie ce que signifie sa signature. J’aime la vôtre depuis un bon moment ». Les chroniques de Gus Bofa, parfois féroces, souvent drôles, toujours lucides et précises, auront donné aux lecteurs du Crapouillot l’envie de découvrir Bernanos, Bove, Céline, Cohen, Faulkner, Giono, Malraux, Saint-Exupéry et beaucoup d’autres. On peut faire de plus mauvais choix!

Grosses bêtes et petit gibier, par Tony Burnand, Le Crapouillot, février 1938.
Je n’aime pas les chasseurs, et moins encore, si possible, les gastronomes.
Je n’ai donc pas ouvert sans appréhension le livre de Burnand, que j’aime bien, quoique gastronome et chasseur, – j’avais tort.
Sous ce titre décourageant, se découvrent des nouvelles pleines de fraîcheur et de sensibilité, en prise directe sur la nature familière. Un livre tout vivant et bien portant, où les coups de fusil sont rares et discrets, et le lyrisme culinaire absent.
Un livre bien agréablement écrit et agréable à lire.

Le destin de François Villon, par Francis Carco. Le Crapouillot, juin 1932.
Carco a consacré, l’an dernier, un gros livre, plein d’émotion et d’érudition, à raconter la vie hypothétique de Villon.
Le portrait synthétique qu’il en écrit aujourd’hui est, en quelque sorte, la clef psychologique de ce livre.
On sait assez peu de choses de Villon pour pouvoir en penser ce que l’on veut, sauf du bien. Il fut, à n’en pas douter, un marlou parfaitement ressemblant et sans vergogne. Carco l’admet volontiers, et pour cela même lui voue une sympathie spéciale, parce qu’en même temps il fut un grand poète.
Les marlous qu’il nous est donné de connaître aujourd’hui ne sont pas très séduisants. il faut beaucoup d’imagination pour leur prêter un panache d’aventurier, que l’époque ne leur fournit pas l’occasion de gagner.
S’il advenait que l’un d’eux eût, par hasard, le goût d’écrire, de peindre, il cesserait tout aussitôt d’être un marlou. Cela s’est vu.
Au temps de Villon, où les éditeurs étaient rares, on pouvait être les deux à la fois.
A la distance de quelques siècles, sa misère, sa crapule, ses saouleries se noient dans le décor pittoresque des ruelles médiévales et ne nous gênent plus.
Nous pouvons donc, avec Carco, le tenir pour un brave bougre, sensible, sincère et bon, sinon pourvu par la Fortune d’idées solides sur la responsabilité sociale.
Peut-être Carco lui prête-t-il, comme il est assez porté à le faire pour tous ceux que la vie n’a pas gâtés, une part de sa propre sensibilité. Il est possible, après tout, que Villon ait eu, au moins devant l’écritoire, une âme assez blanche.
En tous les cas, il a, à nos yeux, une qualité bien précieuse : c’est de ne pas savoir qu’il avait du génie, et de s’en foutre royalement.

Aujourd’hui, par Blaise Cendrars. Le Crapouillot, juin 1932.
Il serait difficile, en admettant qu’on en eût l’envie, de classer ce livre de Cendrars dans une catégorie bien définie – comme la plupart de ses précédents livres d’ailleurs.
C’est une sorte d’épopée lyrique en vingt-cinq tableaux, à la gloire, ou à la honte, selon le point de vue de chacun, de notre époque.
Synthèse, prophétique parfois, imagerie de rêve et de cauchemar, entreprise de démolition et de reconstruction du monde, feu d’artifice de considérations ingénieuses, brillantes, absurdes ou étrangement lucides, sur l’âme d’une époque. Des portraits critiques d’artistes et de leur œuvre.
Les rêveurs qui liront à loisir et longuement ce beau livre écrit à leur usage, y trouveront des heures de divagations heureuses en marge des réalités précises qu’annonce le titre.

Seul, le bonapartisme peut sauver la France, par M. Berger Créplet. Le Crapouillot, février 1938.
J’avoue, qu’au premier abord, cette affirmation surprend un peu par sa netteté.
On vous dirait, à brûle-pourpoint, :  » seule la pêche du carrelet empêchera la dévaluation « , ou :  » le meilleur remède contre le typhus c’est la philatélie « , que vous éprouveriez une surprise analogue.
A la réflexion, cette proposition n’est pas plus absurde que n’importe quelle autre proposition politicienne.
Pour ma part, je ne crois pas la France perdue ; elle est assez fatiguée, fiévreuse et empoisonnée par des trublions de toutes sortes, mais on en guérit.
Je ne connais pas le prince Napoléon ; je ne sais pas si c’est l’homme qui convient à une cure de patience de ce genre.
En tout cas, c’est très gentil de la part de l’auteur de l’avoir pensé et de le dire avec une telle force de conviction.

Sartoris, par William Faulkner. Le Crapouillot, février 1938
Faulkner, l’auteur de l’étonnant Sanctuaire, est une force romanesque déchaînée.
Je ne sais pas ce qu’il pense de ses livres, je suppose qu’il n’en pense rien, ayant assez à faire à les écrire, mais je suis sûr qu’il n’y a rien de concerté dans leur composition, qu’il n’y veut rien soutenir ni prouver, qu’ils n’ont aucun but moral ou psychologique, qu’il écrit spontanément ce qui lui vient dans le cerveau au moment qu’il écrit, et compte les pages ensuite.
On ne manquera pas, à propos de Sartoris, d’évoquer la tragédie antique, et le personnage puissant, et invisible comme l’Arlésienne, de l’Anaugké. Il est bien vrai que la race des Sartoris est victime d’une étrange hérédité, que les chromosomes, qu’on s’y passe de père en fils, sont étrangement dangereux et virulents.
Mais je ne crois pas, pour autant, que Faulkner ait voulu écrire le drame de la Fatalité, ni rien qui puisse se comparer à quoi que ce soit.
Je ne vois pas chez nous d’écrivain qui puisse peindre, avec cette puissance spontanée, sans habileté, sans métier apparent, des héros de roman, vivant d’une vie aussi intense, et, d’ailleurs, inhumaine.

Voyage au bout de la nuit, par Louis-Ferdinand Céline, Le Crapouillot, février 1933.
L’autre roman-dreadnought.
Autant le livre de M. Mazeline est habilement construit et armé de tous les perfectionnements les plus récents, autant celui-ci est désobligeant, non-conforme aux règles, en quelque sorte difforme.
Et pourtant il flotte.
Et il y a là-dedans le meilleur et le pire : des pages d’humour excellentes, un très grand souffle de vérité profonde, émouvante, sous ce vagabondage délirant qui n’en finit plus, et surtout une rogne persistante, obstinée, souvent puissante, qui réjouira ou navrera le lecteur, dès l’abord, selon son goût et son tempérament.
Ce mélange un peu chaotique, ce choix délibéré d’être sincère avec soi, au prix même d’être déplaisant, peuvent bien signifier le génie, dans le cas de M. Céline.
Il est bien vrai qu’il y a, dans ce trop gros bouquin, quelque chose de considérable, d’anormal, d’inquiétant, mais de neuf, qui rebute d’abord et séduit ensuite, d’un attrait bien étonnant.
Par une sorte de perversité inexplicable, l’auteur a adopté, pour rendre plus difficile la lecture de cette confession, une sorte de langue nouvelle, mêlée de péquenot et d’argot, que rien dans le personnage de son héros ne peut justifier et que lui-même oublie parfois pour parler en français.
L’effet en est curieux, mais sans charme.

Mémoires du Maréchal Joffre, Le Crapouillot, février 1933.
De tous les souvenirs militaires, dont notre temps est riche, ceux du Maréchal Joffre sont certainement les moins évocateurs pour d’anciens soldats d’infanterie. Il a vu évidemment la guerre d’un point de vue plus élevé et trop différent du nôtre, pour que nous puissions y trouver des raisons de nous émouvoir. Mais il y a surtout que son amour-propre d’auteur le porte à arranger les choses, rétrospectivement, au mieux de sa gloire, ce qui lui donne souvent, aux yeux des profanes de 2e classe, l’air de n’avoir rien compris du tout à ce qu’il a fait et, plus généralement, à ce qui s’est passé dans le monde en 1914.

Marcel Schwob, par Pierre Champion. Le Crapouillot, octobre 1928.
Tout autre est le sens du livre considérable de Pierre Champion. C’est le roman d’une vie et les lettres qu’il lui faut bien citer y prennent toute la valeur littéraire de documents psychologiques. Schwob, dont le nom en aboi de chien (Jules Renard dit) était déjà célèbre lorsqu’il surprit notre génération au sortir du collège, au moment où l’homme allait disparaître, a été pour nos aînés une figure familière et surprenante. Surgi en terre française, d’une vieille souche orientale qui avait déjà donné à la littérature l’extraordinaire Léon Cahun, cultivé précieusement dans le terreau universitaire, il s’épanouit brusquement en une floraison inconnue, anormale, d’une précocité et d’une perfection étonnantes, qui en épuisa d’un seul coup toute la sève, et le tua. Pierre Champion avait connu Schwob d’assez près pour pouvoir écrire sur lui un livre entier d’anecdotes et de souvenirs personnels. Son amitié a voulu un plus gros effort. il a choisi d’étudier sa vie, son talent, ses livres, tout à la fois en fonction les uns des autres, et du milieu où vivait Schwob – où lui-même a vécu près de lui. Il pénètre ainsi dans sa vie privée le moins possible, et dans sa pensée davantage que ne le firent ses amis, de son vivant. Les titres des livres de Schwob sont les titres mêmes de chapitres du livre de Pierre Champion. C’est de l’excellente critique biographique, la plus sûre de toutes les critiques, parce qu’elle opère par synthèse et non plus par analyse, sur des faits et non plus sur des hypothèses. L’étrangeté de cette vie tourmentée attirera au livre de Pierre Champion tout un public à qui le nom de Schwob est familier, et son oeuvre presque inconnue. C’était le meilleur devoir à rendre à sa mémoire que de le faire connaître, comprendre et aimer du plus grand nombre possible de lecteurs.

Le douanier Rousseau, par André Salmon. Le Crapouillot, octobre 1928.
Le douanier Rousseau, qui passait avant la guerre pour une sorte de mystification artistique, est devenu, presque sans transition, une gloire nationale, dont la valeur en dollars et en francs-papier est désormais incontestable. Cet argument, plus que tous ceux que trouvera Salmon, suffirait à convaincre les derniers ennemis du Douanier qu’il fut un peintre de génie. Il a, et aura, un autre effet, c’est d’encourager à persévérer en des efforts combien vains, des milliers de peintres dont la maladresse certaine n’est compensée d’aucun génie, et qui comptent désespérément sur la distraction d’un critique d’art, qu’enregistrerait à leur profit la Postérité. André Salmon s’est dévoué, une fois de plus, à essayer d’expliquer aux masses la peinture de Rousseau. Besogne aussi difficile que celle, il y a vingt ans, de la faire comprendre aux officiels et aux snobs. Il y emploie moins son talent de critique intelligent, fin et lettré, que la sincérité toute simple de sa tendre admiration qu’il voudrait communiquer à ses lecteurs. Ses lecteurs penseront qu’il se donne une peine inutile et qu’il est fort superflu de démontrer au public un artiste, dont il sait que ses toiles s’achètent à prix d’or, en des ventes publiques.

Les drogués, par Marise Guerlin. Le Crapouillot, octobre 1929.
J’espère que Marise Guerlin n’a pas cru devoir, avant d’écrire son livre, pratiquer assidûment la Pipe, la Prise ou la Piqûre. Elle a observé quelques échantillons choisis d’intoxiqués, qu’elle a groupés dans une sorte de petit roman, assez tragique, qui n’ennuie pas ses lecteurs. Il n’empêchera pas, bien entendu, ceux d’entre eux qui en ont l’habitude, de s’offrir leur kif quotidien ou leur petite prise, à la santé de l’auteur.

Les usines du plaisir, par Maurice Verne. Le Crapouillot, octobre 1929.
Un autre temple profané : les coulisses du music-hall. Dont rêvent encore, au fond de provinces attardées, les libidos des petits bourgeois, les soirs où le refoulement se fait mal. Maurice Verne aime le music-hall, sa faune et sa flore, en bloc. Il n’est plus gêné, après un an de séjour entre le plateau et les loges des folies, par les remugles de fards, de crasse, de misère physiologique et de pipi de chat, qui sont le parfum même des coulisses du music-hall, qu’il nomme sans ironie les usines du plaisir. Un lyrisme souriant habite son cœur et ensoleille son livre. Sans lequel les choses ne seraient que ce qu’elles sont.

Les femmes damnées, par Henri Drouin. Le Crapouillot, octobre 1929.
Ce sont proprement celles que tourmente une Libido trop ingénieuse ou affolée, et qu’on délivrait autrefois du démon à coups de matraque. Je ne vois pas très bien l’intérêt que pourra prendre la lectrice-qui-n’est-point-damnée à cette étude pseudo-médicale. Quant aux autres, elles relèvent de traitements assidus que ce livre ne peut prétendre à remplacer. Je suppose qu’il est destiné à rendre patients et indulgents ceux de ses lecteurs mâles, qu’une chance particulière a dotés d’une de ces femmes-damnées!

Guide de la femme intelligente, par Bernard Shaw, Le Crapouillot, octobre 1929.
Je suppose que B. Shaw entend par femmes intelligentes toutes les lectrices éventuelles de son livre. Il n’est pas prouvé qu’elles le soient encore, après avoir absorbé ce colossal manuel de socialisme pratique, destiné moins à instruire les masses bourgeoises qu’à soulager l’auteur d’une pléthore de lectures indigestes. Avec une ironie aimable (c’est la seule partie du livre où l’on retrouve le vrai B. Shaw) l’auteur a résumé, au début du livre, dans une table des matières, chargée de commentaires explicites, toute la substance de son livre. Ainsi les femmes intelligentes qui voudront employer leurs vacances à jouer au golf ou à flirter, plutôt qu’à lire ce volume massif, pourront-elles en prendre, à peu d’efforts, une idée suffisante par la lecture de cette table, indulgente aux faiblesses humaines.

La mort du foyer, par H. Duhem, Le Crapouillot, avril 1923
M. Duhem a voulu élever un monument pieux aux foyers morts pendant la guerre. Il n’est pas beau.
L’intention était touchante au même titre que toutes celles qui ont empli nos villes, nos villages et jusqu’aux bourgs infimes de poilus hideux, de coqs réputés gaulois et de paysannes de bronze ivres-mortes de douleur sur des socles de pierre et fabriquées en série par des industriels ingénieux.
Cette atroce religion du souvenir, cette manifestation dégoûtante de la Piété aux morts, me paraît excusable en des âmes frustes qui ne peuvent bien connaître leur douleur qu’en la voyant matérialisée devant eux ou chez des politiciens à la recherche d’une occasion de faire décorer leurs concitoyens.
La forme littéraire de cette piété commémorative est inexplicable et sans excuses.
Que M. Duhem soit sincère dans l’évocation d’épreuves personnelles, comme il essaie de nous l’expliquer dans une préface presque inintelligible, c’est possible et respectable. Mais que cette douleur reste intime et modeste. Car enfin il n’est pas décent de montrer en public ses larmes et de donner en spectacle ses passions au paroxysme.
S’il tient, à raison de 6 fr. 75 par tête, à nous y faire prendre part (ce qui n’est plus un souci uniquement littéraire), qu’il le fasse au moins avec simplicité. Il n’est rien d’émouvant comme l’évocation tout unie des faits, lorsque ces faits en valent la peine : des carnets de route d’illettrés, des rapports officiels de fonctionnaires ou de bas-officiers, ont pris parfois durant la guerre et tant le sujet dépassait l’auteur, une puissance d’émotion singulière.
Or, il est difficile d’imaginer, avant de l’avoir lu, une langue plus tourmentée, compliquée à plaisir et, pour tout dire, fastidieuse que celle de M. Duhem, dont les accents les plus sincères peut-être y gagnent la valeur agaçante d’effets de mélodrame faciles.
Pour achever de nous ôter toute tentation d’être émus, M. Duhem a jugé utile d’épandre, tout au long de son livre, ses théories personnelles et abondantes sur l’art de peindre. Elles y paraissent assez déplacées et telles, d’ailleurs, en soi qu’elles suffiraient à dégoûter à jamais de la peinture, et de tout autre art plastique, un Suédois de Montparnasse.
Si je puis me permettre d’offrir à M. Duhem, en guise de critique, mon sentiment personnel, je lui dirai que son monument aux foyers morts est un monument d’ennui.

L’or, par Blaise Cendrars, Le Crapouillot, mai 1925.
B. Cendrars a été séduit par la prodigieuse aventure de Johann-Auguste Süter, suisse venu à New-York pour être yankee, millionnaire par tempérament, ruiné par accident et général, Dieu sait comment.
L’aspect en quelque sorte métaphysique de cette existence tourmentée, en fait un roman passionnant, qui semble sorti tout armé du cerveau fantaisiste de Blaise Cendrars. La précision des détails, des noms et des dates ajoute encore à cette impression que le général Süter n’a jamais existé.
Car enfin si c’était arrivé, ça se saurait!

Retour de l’U.R.S.S., par André Gide, N.R.F. Le Crapouillot, février 1937.
Je ne pense pas qu’il y ait matière à plaisanter – à quelque parti qu’on appartienne – ce livre de bonne foi et de douloureuse mise au point.
Mais qu’on puisse être surpris de la déconvenue de Gide, cela est une autre affaire. Qu’est-ce doc qu’il était allé chercher là-bas?
Quel rêve ingénu avait-il pu faire, qu’il allait y trouver – vingt ans après l’émeute – un peuple encore en transes, en état de pureté édénique, en lune de miel permanente et définitive avec la révolution?
Tout ce qu’on a pu lui montrer, c’est le corps embaumé de cette Révolution, comme on montre aux moujiks le cadavre de Lénine, miraculeusement conservé, à l’aide d’injections et de maquillage.
Malheureusement pour lui, Gide ‘est pas un moujik. C’est dommage.
Car enfin, il faut choisir : ou bien on a besoin d’une foi pour vivre (ce qui est son cas) et il faut se faire une âme assez candide pour croire aux miracles truqués. Ou si l’on ‘y peut croire, se faire une âme assez trempée pour pouvoir se passer d’une foi.
C’est le sort de toutes les crises violentes d’évoluer en état chronique, de toute mystique de se muer en religion. il n’est pa nécessaire d’avoir une forte culture historique, ou le don de seconde vue pour prévoir cela.
On comprend mal qu’André Gide, qui n’était d’ailleurs pas un fanatique de la première heure, et n’avait adhéré à la foi nouvelle qu’après la dévaluation Staline, ait pu éprouver une telle surprise, une déception aussi spontanée.
Ses reproches émus, doux et comme attendris, me font penser aux lamentations des sensibles nourrices, qui ne peuvent se résoudre à voir grandir leur poupon, et souffrent de ne pouvoir garder dans leur giron le gros monsieur barbu qu’il est devenu!

« Mea culpa », par Louis-Ferdinand Céline. Le Crapouillot, février 1937.
Mea culpa suivi de La vie et l’oeuvre de Semmelweiss, par Louis-Ferdinand Céline, (Denoël et Steele).
La déconvenue parallèle de Céline s’exprime plus vertement que celle de Gide. Elle est aussi plus totale et définitive.
Ecœuré de l’Etat bourgeois, Céline a voulu croire au communisme russe. Déçu à nouveau, sa haine et son dégoût du monde occidental se doublent désormais d’une haine et d’un dégoût semblables pour l’U.R.S.S. Il exprime ce double sentiment – à son ordinaire – par un feu d’artifice d’imprécations choisie, pleines de force et de couleur, qui, étant cette fois admirablement en situation, prennent toute leur valeur littéraire. le morceau me paraît atteindre au chef-d’œuvre du genre et mérite de figurer dans les anthologies.
Au point de vue critique, on pourrait trouver à y reprendre. Il détaille et précise mal ses griefs et ses reproches. Mais il n’est pas dans la nature de Céline de spéculer, non plus que dans celle d’une mitrailleuse de faire des cartons à la foire.
Parmi les éclats de tonnerre de son style, on discerne à peu près la solution que Céline propose au problème social.
Il voudrait abattre sommairement la moitié des humains, et massacrer sans façon l’autre moitié. Ce remède, radical au moins en ce qui concerne le chômage, me semble mériter d’être longuement pesé. Dans la seconde partie de Mea culpa (sans prendre sa part du titre, j’imagine!) il publie une réédition de sa thèse de doctorat sur la vie douloureuse et méconnue de Semmelweiss, « l’inventeur » de l’antisepsie.
Cet essai, écrit (pour un tas de raisons excellentes) dans une langue plus sévère et réservée que le Voyage ou Mort à crédit, n’en laisse pas moins apparaître l’ardeur, l’exubérance de son tempérament littéraire, comprimé comme la vapeur d’essence dans un moteur d’avion où chaque étincelle provoque une explosion et actionne les pistons dans les cylindres.
A l’état de prime jeunesse qu’il nous montre dans cette thèse d’examen, il rappelle par plusieurs points le tempérament d’un autre écrivain qui eut son heure de célébrité : Joseph Delteil.
Il y eut même un précurseur à l’un et à l’autre, oublié aujourd’hui, qui ne pouvait lui aussi écrire qu’à coups de canon et de hache, et qui avait nom : Georges d’Esparbès.
Mais c’étaient de pauvres petits canons de l’époque, qui paraissent risibles à côté de l’artillerie de dreadnought de Céline!

L’Eglise, par Louis-Ferdinand Céline. Le Crapouillot, novembre 1933.
Cette pièce énigmatique n’a pas été jouée encore, et, malgré le succès du Voyage au bout de la nuit, ne le sera probablement jamais.
C’est dommage d’ailleurs, car elle ne prendrait son véritable sens qu’à la scène.
L’audace de certaines scènes y trouverait sa valeur de scandale possible, qui passe inaperçue à la lecture.
Le livre de Céline nous a étonné surtout par sa masse, aggravée d’un argot fabriqué exprès, plus encore que par la qualité ou la violence des idées de l’auteur.
La pièce, plus schématique, moins travaillée et surchargée, ne nous fournit plus cette sorte d’inquiétude qui donnait au roman sa qualité.
Céline n’est pas un pamphlétaire né. toute son énergie satirique est artificielle. c’est un effort brutal et vite vulgaire, pour sortir de soi-même, qui est timide, passif, bon et pitoyable.
Cet effort apparaît constamment à la lecture de ces cinq actes. il serait insensible au théâtre.
L’acte de la S.D.N., qui est un excellent sketch de revue, y serait amusant. Et certaines scènes – si la censure les laissait passer – y prendraient un caractère d’obscénité, capable d’émouvoir sûrement le public difficile de bourgeois moyens, que l’auteur veut atteindre d’abord.
Les fidèles de cette fameuse Eglise, qu’il renie si énergiquement.

Note : comédie en cinq actes, fut jouée pour la première fois, le 4 décembre 1936, au Théâtre des Célestins, à Lyon.

Le Soleil se lève aussi, par Ernest Hemingway. Le Crapouillot, mai 1934. Sous ce titre énigmatique, l’auteur de 50.000 dollars et de l’Adieu aux armes nous donne un film de dessins animés étonnants, dont le traducteur a tiré, peut-être avec l’aide de Hemingway lui-même, une excellente traduction.
Nous y voyons vivre, avec une activité et une vérité indiscutable, quelques six personnages, élémentaire, dessinés en quelques traits. Nous pouvons suivre, à travers trois cents pages, leur dialogue continuel, familier, abondant, qui nous démontre, évidemment, leur existence.
Nous ne savons rien d’eux, que cette manifestation immédiate de cette existence et leur goût excessif pour la boisson. Ni l’auteur n’intervient jamais pour prolonger cette existence au delà des limites apparentes, ni eux-mêmes, pour la commenter et l’expliquer.
Avec ces éléments, volontairement réduits au mouvement et à la parole cinématographique, il a réussi à construire un drame sentimental, dont la puissance de pathétique est perceptible à n’importe quel lecteur, et s’impose à lui en dehors de tout effort complémentaire.
C’est un art d’une qualité exceptionnelle, qui place Hemingway, à mon sens, au-dessus, et en marge, de la plupart de ses confrères d’Amérique.


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