Paris des années 20, Paris des années folles, Paris qui découvre le jazz, Charlie Chaplin et le cubisme. Max Jacob porte des souliers décolletés et des chaussettes de dentelles, les Dadas n’ont pas de cravates mais sont gantés de blanc, et, à Montparnasse, Pascin arbore un melon doré. C’est le temps du Bœuf sur le toit et de Jean Cocteau, de la Revue Nègre et de Joséphine Baker, des Arts Déco et de Paul Poiret. Ces années-là, les isolés, les indépendants, les fantaisistes, les non-conformistes ont leur point de ralliement à la galerie Devambez, 43 boulevard Malesherbes, où se tient, chaque année depuis 1920, à l’initiative de Gus Bofa, une manifestation artistique singulière, en marge de toutes les écoles, le Salon de l’Araignée. En 1919 Georges Weil, directeur de la galerie Devambez, propose à Gus Bofa d’exposer ses œuvres. Mais le dessinateur a une autre idée en tête : «Je n'avais point d'œuvres à lui donner, mais seulement une idée, que je jugeai excellente, qui était de grouper et de pousser les dessinateurs rescapés de la guerre. Je proposai donc à Georges Weil, qui dirigeait cette galerie, d'y fonder un Salon, un journal satirique, une maison d'édition, une librairie et par la suite un bar littéraire.» A la fois utopiste et pratique, le projet veut rassembler «une génération presque trentenaire, assez homogène à la fois et très individualiste, et renouveler l’humour. » Georges Weil juge le projet trop ambitieux et ne retient que l'idée d'un Salon, mais Bofa pense pouvoir créer ainsi un mouvement qui « défendra les intérêts d'une génération d'artistes, handicapés par la guerre.» Cette génération est celle qui a perdu cinq ans de sa vie dans les tranchées, cinq années sans travailler, progresser, exposer, se faire connaître. Défendre ces artistes signifie rompre avec les représentants de « la vieille gaîté française », les humoristes de la vieille école (Job, Hansi, Jonas, Fouqueray, Raemaekers, Georges Scott, Poulbot) qui se sont déshonorés en vendant leurs crayons à la propagande et en faisant du bourrage de crâne la forme ultime du patriotisme. Cela veut dire aussi abattre les murs du ghetto qui enferme les dessinateurs. Qu’ils soient affichistes, illustrateurs ou humoristes, on les traite de caricaturistes. Gus Bofa récuse cette étiquette qu’une critique hâtive colle sur des artistes qui reflètent en réalité l’esprit profond de leur temps. Toulouse Lautrec, lui-même, fut ainsi stigmatisé : « Il a fallu des années pour qu’on détache de son nom, l’épithète absurde de caricaturiste, qui s’attache, de génération en génération, aux artistes qui créent de telles synthèses. Découvert enfin par la critique, le commerce des tableaux, voire la Bibliophilie, il est sagement rangé désormais au paradis de grands peintres, à côté de Goya, et de Daumier, qu’il dépasse de la tête, malgré sa petite taille. » Gus Bofa voit dans la vogue du livre d'art un moyen pour les dessinateurs de développer leur talent tout en conservant leur indépendance. C’est pour cela qu’il veut rassembler sous la même bannière écrivains, éditeurs, imprimeurs et dessinateurs. Le premier Salon de l'Araignée se tient du 4 au 22 mars 1920 dans les belles salles du premier étage de la galerie Devambez. La presse s’étonne du patronage de cet insecte. D’ordinaire les salons qui se respectent choisissent des noms aussi originaux et poétiques que Salon des Humoristes, Salon d'Automne ou, mieux encore, Salon officiel des Artistes français. Bofa répond aux journalistes : «J'ai une profonde horreur pour les mouches, et l'araignée me paraît au contraire fort sympathique, qui travaille à sa toile avec la conscience et l'acharnement d'un vrai artiste et l'utilise, entre-temps, pour assurer sa subsistance aux dépens d'animaux nuisibles, oisifs et incohérents qui viennent s'y faire prendre. Ces insectes figureraient assez bien dans mon hypothèse, les contingences de la vie, qu'exploite la verve des fantaisistes et dont elle se nourrit.» On ne demande pas à exposer à l'Araignée, on y estinvité. Fondé, comme le dit Pierre Mac Orlan, «dans un élan spontané d'enthousiasme misanthropique», le groupe de l'Araignée rassemble tout ce que Paris compte d’artistes indépendants et, selon la formule de René Kerdyk, de «mauvais garçons de l'ironie». L’Araignée se veut libre de tout principe fondateur. Un des « sociétaires », Pierre Mac Orlan, explique : «Les circonstances et l'instinct vous conduisent vers l'Araignée, qui ne représente aucune tradition, qui ne s'enorgueillit d'aucun ivrogne notoire et qui n'est pas capable d'expliquer la signification symbolique de l'animal mou et sombre dont elle reproduit l'image sur ses papiers d'invitation.» L’énergie, la vitalité, la cohérence du Salon tiennent à la présence de son fondateur, admiré et respecté de ses pairs pour son intégrité artistique et morale : «Gus Bofa, constate Pierre Mac Orlan, rayonnait discrètement comme un soleil scandinave enfermé dans un appartement déjà chauffé. Il ne pouvait que se féliciter de cette aventure encore mal définie, qui réagissait avec toutes les formes modernes de l'inquiétude, contre les apothéoses futures pressenties par l'instinct.» Esprit foncièrement libre, Gus Bofa rejette tout classement, toute hiérarchie : un dessin, qu'il soit de Chas Laborde, Foujita, Dignimont, Chagall ou Cocteau, est avant tout un dessin. Seule compte l’originalité de la vision de l’artiste. L’Araignée fait sienne la devise de Pascin : «Je ne fais pas de peinture pour les musées. La spontanéité, l'instant, c'est un art en soi.» Entre 1920 et 1927, l 'Araignée tient dix salons à Paris. Il lui arrive aussi de tisser sa toile ailleurs : en 1925 elle tient salon à Marseille et Mayence, et participe à « l’exposition de caricature soviétiste organisée par l’académie Russe des sciences ». Sous la houlette de Bofa, l'Araignée devient l'une des manifestations artistiques les plus courues de Paris. Peintres, illustrateurs, sculpteurs s’y rassemblent en une famille d'esprits animés par un semblable souci de rénovation artistique. Les dessinateurs, tirant parti des recherches et des expériences cubistes et expressionnistes, épurent leur trait et découvrent la ligne claire bien avant Hergé. Boulevard Malesherbes, se côtoient Marie Laurencin, Hermine David, Chana Orloff, Madeleine Luka, Marie Wassilieff, Charles Martin, Jean Oberlé, Jean-Emile Laboureur, Jean Cocteau, Dunoyer de Segonzac, Raoul Dufy, Galtier-Boissière, Lucien Boucher, Boussingault, Vertès, André Lhote, Gromaire, Albert Marquet, Sem, Maurice Van Moppès, etc. Les contributeurs les plus fidèles sont Dignimont, tambour et portraitiste des filles de petite vertu, André Foy, nain et bossu, montreur de monstres abracadabrants, Roger Wild, chroniqueur des foires foraines et des parades abolies, Louis Touchagues, créateur du Théâtre de la Mode, H.P. Gassier, grand pourfendeur du petit-bourgeois patriotard, et Chas Laborde, l’observateur lucide des rues de Paris et de Berlin. A une époque où accueillir sur le même pied artistes français et étrangers ne va pas de soi et où Jean-Emile Laboureur doit, en 1923, prendre la défense de ses collègues étrangers que le Salon des Indépendants prétend cantonner dans une sorte de ghetto, Gus Bofa invite Foujita, Marc Chagall, Kees Van Dongen, Alexeieff. C’est l’Araignée qui réalise la première exposition du dessinateur allemand Georges Grosz en France, et qui accueille le premier mobile de Calder. Jules Pascin, devenu citoyen américain, envoie chaque année, à partir de 1922, une de ses peintures et parfois, comme en 1924, un ensemble important. Et Robert Rey pose une question qui n’est pas de pure rhétorique : "Où ailleurs qu'à l'Araignée, apprécierait-on la grave drôlerie israélite des cuivres que repoussa M. Marc Szwarc?» Vie et mort de l’Araignée. Pratiquement toute l'Ecole de Paris, ce rassemblement hétéroclite d'artistes qui ne se réclament ni du fauvisme, ni du cubisme, ni du surréalisme, mais d’eux-mêmes passe par la galerie Devambez pour y exposer dessins, esquisses, gouaches, aquarelles, huiles, bois gravés, eaux-fortes, sculptures, en bois, bronze ou plâtre, ou même des poupées et des pantins. Les éditeurs de livres de luxe y montrent leurs réalisations. Outre les Editions de la Banderole, fondées par Daragnès, l’Araignée accueille la Renaissance du Livre, Mornay, la N.R.F., Henri Jonquières et bien d’autres. On peut y voir, une année, les illustrations de Chas Laborde pour L’Ingénue Libertine de Colette, celles de Dunoyer de Segonzac pour Le Tableau de la Boxe de Tristan Bernard, celles de Falké pour Le Pot au Noir de Louis Chadourne, celles de Dufy pour Triperies de Fernand Fleuret, ou encore celles de Mathurin Méheut pour Le Gardien du feu d’Anatole Le Braz. La variété et le mélange des œuvres exposées relèvent du choix délibéré de Gus Bofa. «C'est ainsi, témoigne Georges Charensol, que fut fondée l'Araignée au profit d'un groupe de dessinateurs réputés humoristes, de peintres hors série, d'un sculpteur ironique, d'écrivains, d'éditeurs, de libraires, de bibliophiles de toutes sortes et de toutes tendances, dont le seul rapprochement, parfaitement arbitraire, suffisait à suggérer des projets d'œuvres étonnantes, d'entreprises curieuses et innombrables.» Solitaire et individualiste, le fondateur de l’Araignée refuse de bâtir une école dont il serait le maître à penser, une chapelle dont il serait le pape. Simplement, il met sa notoriété et son influence au service de ses amis ou de jeunes artistes débutants. Exposer à l’Araignée ouvre en effet bien des portes, comme en témoigne Louis Touchagues : « Le lendemain du vernissage ma joie fut encore plus grande en lisant les journaux. J’avais une bonne presse et, plus important encore, des commandes arrivèrent. L’éditeur Marcel Seheure me demanda d’illustrer la Jeanne d’Arc de Delteil. Un Brésilien qui regagnait son pays le jour même m’acheta une gouache qu’il voulut emporter. Félix Juven qui dirigeait Le Rire m’offrit de faire des couvertures pour son journal qui avait alors beaucoup de classe. » Ce n'est qu'au dixième salon que l’Araignée commence à gagner de l'argent. Bofa choisit ce moment pour dissoudre le groupe, qu’il craint de voir dériver vers un succès commercial sclérosant : «Il ne faut pas mêler les questions d'art et les questions d'argent. C'est une règle que devraient adopter tous les artistes et les écrivains honnêtes.» Comme il l’a lancé, il saborde donc le navire de l’Araignée, arguant qu'il avait rempli son but qui était de faire connaître une nouvelle génération d'artistes.
Lorsque Gus Bofa en ferme les portes, le Salon de l’Araignée a tenu presque toutes ses promesses. « Il s’est, écrit René Kerdyk, affirmé puissamment. Il est sorti de l’ornière impressionniste et dédaignant le cubisme intégral ou non, nous présente un renouvellement du style des peintres, un renforcement de la couleur, une vision plus simple des formes, un œil nouveau jeté sur le monde. »
Les catalogues du Salon de l'Araignée font une trentaine de pages. Ils sont illustrés par Bofa, André Foy, Dignimont, Charles Martin, Daragnès, Laforge ou encore Lucien Boucher.